L’imaginaire joue sur la peur pour mieux la conjurer
L’adaptation cinématographique du cycle Dune, romans mythiques de Frank Herbert, engrange des millions d’entrées. Des séries comme La servante écarlate ou The Last of Us sont désormais cultes. Dans le monde littéraire, les ouvrages de science-fiction se multiplient, au point que plusieurs maisons d’édition suisses les proposent dans leur catalogue, chose encore impensable il y a dix ans. Certains auteurs de littérature «blanche» (comprendre: générale) se sont même mis à la littérature de l’imaginaire, à l’instar de Laurent Gaudé. Alexandre Grandjean, anthropologue et codirecteur de Hélice Hélas Editeur, propose de la science-fiction depuis ses débuts et observe l’essor actuel du genre avec intérêt. «Nous sommes dans une période où l’on s’interroge davantage sur le futur. On essaie de l’imaginer, souvent en fantasmant tout ce qui pourrait mal se passer. Cela a un côté cathartique.»
L’anticipation, toujours politique
Le fait est que la science-fiction au sens large semble accompagner les crises du monde occidental depuis ses débuts ou presque. Bien loin des clichés qui leur sont encore souvent associés, ces œuvres littéraires ou cinématographiques imaginent des sociétés souvent très proches de la nôtre, «des univers cohérents avec parfois juste un paramètre qui change par rapport à ce que nous connaissons», comme le définit Vincent Gerber, historien de formation et président des Amis de la Maison d’ailleurs à Yverdon.
Dans son histoire au XXe siècle, le genre a connu des phases. Après l’âge d’or des années 1930 et 1940, il a largement délaissé la technologie et les vaisseaux spatiaux pour s’attaquer aux problèmes de l’époque. «Avec la guerre du Viêtnam et la bombe atomique, les auteurs ont arrêté de penser que le futur serait une suite ininterrompue de progrès. Ils ont réfléchi aux problèmes de la Terre. On n’écrit plus la science-fiction comme au début.»
Aujourd’hui, celles et ceux qui produisent des œuvres d’anticipation s’emparent donc des questions brûlantes de l’actualité. La crise écologique, très souvent, mais aussi les questions de genre et la société de contrôle par les objets connectés. «La science-fiction et les œuvres d’anticipation en général sont plus politiques que les autres, même si ce n’est pas toujours affirmé, estime Vincent Gerber. Dès que l’on imagine un monde, on se positionne. On pose un regard sur le présent, sur la manière dont la société marche et l’on invente d’autres fonctionnements possibles.»
Le pouvoir de la fiction
Magali Bossi en est un bon exemple. Docteure en lettres et chercheuse à l’Université de Genève, elle a publié plusieurs nouvelles de science-fiction. Dans l’une d’elles, Comme un colibri-foudre, elle imagine un personnage génétiquement créé de toutes pièces qui change de nature selon la lumière du soleil. Ni homme ni femme, donc, et inconscient de sa propre particularité. «La règle était de ne pas genrer cette créature. C’était donc un travail sur la langue: comment faire pour utiliser l’écriture non binaire sans que les lecteurs s’en rendent compte?»
Egalement autrice de zoopoétique, un genre où elle se met à la place d’un animal, Magali Bossi réfléchit beaucoup à la question de l’écologie. « Ces dernières années, je me suis interrogée sur notre place dans le monde en tant qu’êtres humains, comment nous nous intégrons dans notre environnement, comment nous nous situons par rapport au Vivant.» Elle se défend pourtant de créer des textes à thèse: «Je ne me sens pas armée pour cela. Les sujets qui m’intéressent infusent dans ce que j’écris, bien sûr, mais mon souci principal est la langue et la poétique. Aussi, à mes yeux, les textes qui pensent le contemporain sont plus intéressants quand ils ne l’affichent pas.»
Pour Vincent Gerber, l’art n’a en effet pas pour vocation de se substituer aux tracts politiques, et il s’agit là de sa plus grande force. «En utilisant la fiction, on touche plus à l’émotion qu’à la réflexion. Les lecteurs seront plus à l’écoute des personnages et moins critiques que s’ils assistaient à une conférence, par exemple. Ce n’est pas plus efficace que le militantisme, c’est complémentaire.»
Entre utopie et dystopie
Les fictions futuristes passionnent le public, mais sont-elles actuellement plutôt optimistes ou pessimistes? «Un des enjeux du moment est de sortir de la binarité utopie ou dystopie, analyse Alexandre Grandjean. Il n’y a pas de solution miracle. Ces œuvres pensent la complexité, dans le sens ‹on va faire avec ce qu’on a›.» Magali Bossi, pour sa part, ne cherche ni à faire peur ni à faire rêver. «Dans ma nouvelle, le personnage non binaire évolue dans un univers onirique, mais finit par être exploité dans une maison close. Le texte révèle le monde comme il est, à la fois très beau et horrible. J’ai de la peine avec le manichéisme.»
Et même lorsqu’il s’agit de fictions effrayantes, qui dépeignent des sociétés technologiques et totalitaires, l’espoir n’est jamais loin. «Les gens ont toujours l’impression que ces œuvres font peur et que c’est leur fonds de commerce, déplore Vincent Gerber. Au premier abord, ça peut terrifier, parce qu’elles présentent des scènes violentes et angoissantes. Mais elles apportent une solution et affirment que la société peut rebondir et amener des éléments positifs. Aussi, elles permettent de sortir de l’angoisse en l’exprimant.»
Les prophéties de la fiction suscitent la réflexion, exorcisent les peurs, posent un regard critique sur le présent… Se révèlent-elles aussi autoréalisatrices? L’historien nuance: «Certains textes ont fait avancer des causes, comme Utopia de Thomas More qui a inspiré la première Constitution américaine. Mais globalement, l’impact de la fiction est faible. Peut-être que la science-fiction a inspiré le progrès technologique, comme les ordinateurs réduits ou internet. Mais on voit surtout que ce sont les questions commerciales qui poussent à la réalisation.»