
Les chrétiens syriens craignent pour leur avenir
Jadis surnommée capitale de la révolution, Homs, située entre Damas et Alep, n’est plus qu’un reflet d’elle-même. Ville martyre de la guerre civile syrienne, assiégée de 2012 à 2014 par les forces d’Assad et l’aviation russe, elle n’est plus aujourd’hui qu’un tas de ruines dans lequel se faufile éparse une population de survivants.
Un mois plus tôt, les hommes du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS), un mouvement né en 2017 à Idlib au nord-ouest de la Syrie d’une fusion de groupes islamistes et rebelles, ont lancé une offensive éclair sur Damas et, en moins de deux semaines, mis fin à cinquante-deux ans de dictature. Depuis, Bachar El Assad s’est enfui avec sa famille à Moscou et le pays entier, toutes confessions confondues, célèbre son départ.
Au pied de l’horloge centrale, des hommes en armes se prennent en photo à tour de rôle, un doigt pointé vers le ciel. Des drapeaux de la République syrienne flotte sur les bâtiments administratifs fraîchement capturés et, au sol, des passants, sans faire attention, foulent aux pieds de vieux posters à l’effigie de Bachar el-Assad.
Pourtant, dans le quartier chrétien de Hamidiyeh, les sentiments de peur et de bonheur s'entrechoquent à tour de rôle. La ville qui comptait avant la guerre près de 125'000 chrétiens (10% de la population) fête aujourd’hui la chute du régime, mais reste prudente face au nouveau gouvernement de Damas. Mais pour l’heure, signifie l'archevêque syriaque de Homs, Mgr Jacques Mourad, le temps est à la célébration.
«Instrumentalisés sous Assad»
«La libération que j’ai ressentie ce 8 décembre a été comme une nouvelle renaissance, autant pour moi que pour l’ensemble du peuple syrien», se remémore Jacques Mourad avec émotion. «Pour la première fois de ma vie, j’ai pu enfin respirer ce que c’était la liberté. Personne ne s’attendait à la chute du régime. C’est une belle et grande surprise.»
Les cheveux courts, d’un noir marron, sœur Rania Hanna a encore du mal à réaliser que Bachar n’est plus. «Nous avons tous accueilli son départ avec une immense joie et un immense espoir. La famille Assad nous a pris, nous les chrétiens, en otage et nous a utilisés comme façade pour justifier sa guerre contre le peuple syrien.»
Pendant des décennies, le régime d'Assad s'est présenté comme protecteur des minorités, en particulier des chrétiens, dans une région en proie à l'instabilité. Pourtant, cette prétendue protection n'était, selon sœur Rania, qu'un écran de fumée. En réalité, les chrétiens, explique-t-elle, ont souvent été instrumentalisés pour servir la propagande du régime, qui cherchait à légitimer sa répression brutale en opposant un front «civilisé» à une opposition qu'il qualifiait de terroriste.
«Mais la vérité, c’est que la majorité des chrétiens se sont opposés à Assad, ou du moins refusaient de se positionner sur la guerre. Et nombre d’entre nous se sont battus contre le régime. Beaucoup de chrétiens ont payé le prix du sang, mourant sous les bombes russes ou dans les prisons du régime.»
Le regard triste, dans le dédale du quartier chrétien, face à l’immensité des destructions, sœur Rania soupire. « Dix ans après la fin du siège, rien n’a jamais été reconstruit. Le gouvernement ne nous a jamais donné un centime. Tout ce que nous avons reconstruit, nous le devons à la charité chrétienne.»
«Islamisation de la Syrie»
Dans son bureau, du quartier de Hamidiyeh, Mgr Mourad, le visage rond et souriant, se réchauffe auprès d’un poêle et fait couler du café dans de petites tasses en porcelaine. «De manière générale, les chrétiens ont eu peur au début de l’offensive de HTS, parce que nous avons craint qu’une nouvelle guerre éclate. Par conséquent, beaucoup ont quitté la ville. Mais ce qui est touchant, c’est que, le lendemain de la libération, ils sont tous retournés à Homs parce que, pour la première fois depuis longtemps, ils se sont sentis en sécurité.»
Ancien otage de Daech, Mgr Mourad prend néanmoins au sérieux les craintes des chrétiens de Syrie à l’égard d’HTS, un groupe au passé islamiste trouble et toujours classé comme organisation terroriste par l’Union européenne et les États-Unis. Jacques Mourad reste cependant optimiste et loue même les qualités d’Ahmad al-Shara, leader de HTS et nouvel homme fort de Damas.
« Il n’y a pas de vrais actes violents contre les chrétiens, et Ahmad al-Shara nous a rencontrés et assurés qu’il ferait tout pour garantir notre liberté cultuelle et culturelle», insiste Jacques Mourad, qui ne nie pas pour autant certains débordements. « Ce sont des cas que l’on peut comprendre, contre des personnes qui ont vraiment collaboré avec le régime d’Assad. »
Sœur Rania, elle aussi positive à l’égard d’al-Shara, s’inquiète avant tout de sa capacité à contrôler tous les groupes sous son autorité. « Il y a beaucoup de groupes différents dans HTS. Certains sont plus religieux que d’autres. C’est également pour ça qu’une majorité d’entre nous redoute une islamisation de la Syrie. Par exemple, des hommes en armes demandent parfois aux femmes de se voiler ou de s’asseoir séparément des hommes dans les bus. Beaucoup de chrétiens disent que si le gouvernement se radicalise et devient fanatique, ils n’auront pas d’autre choix que de prendre le chemin de l’exil», se désole la religieuse.
Mgr Mourad, lui, espère que le nouveau gouvernement puisse protéger aussi bien les chrétiens que les autres minorités. « Si moi je suis protégé et que mon voisin n’est pas en paix, ça ne pourra pas marcher. Nous voulons un pays dans lequel nous vivons tous en paix. Parce que nous avons vu beaucoup trop de sang.»
Pays fracturé
Dans la cour d’une l’église jésuite, dans le centre de Homs, une trentaine de personnes écoutent avec attention les représentants des trois confessions (chrétienne, alaouite et sunnite).
Depuis la chute de son régime, Bachar el-Assad a laissé derrière lui une Syrie fracturée et chauffée à blanc par des décennies de politique de division. Matah al-Hussein, l’un des participants, appartient à la minorité alaouite. C’est de cette branche hétérodoxe de l’islam chiite qu’est issue la famille Assad et, par réflexe confessionnel, l’architecture de son régime.
« Le gouvernement a fait en sorte que chaque personne reste dans son quartier et ne se parle pas. Et les quatorze ans de guerre n’ont fait qu’amplifier ce découpage. Par exemple, le quartier de Hamidiyeh est très chrétien, mais si vous marchez dix minutes, vous arrivez dans un quartier alaouite et chaque communauté a, pour se défendre, son groupe armé», explique le jeune étudiant en art.
Le père Tony Homsy, l’un des organisateurs de la rencontre, s’inquiète encore plus du devenir des alaouites que celui des chrétiens. «Les sunnites ont été les premières victimes du régime. Beaucoup d’entre eux, c’est compréhensible, veulent se venger des alaouites qu’ils associent, parfois à tort, au régime de Bachar. Notre devoir, en tant que chrétiens syriens, est d’être un pont de réconciliation entre les deux communautés.»
Pour Matah al-Hossein, qui a accueilli cette rencontre avec beaucoup d’espoir, l’initiative est presque vitale. «Aujourd’hui, nous devons briser cette spirale de violence en encourageant les communautés à se rencontrer, pour qu’elles se rendent compte que chacun d’entre nous est un être humain comme tous les autres.» Pourtant, confie le père Tony, la tâche reste titanesque. Le regard doux, surmonté de petites lunettes rondes, il avoue que, depuis la chute du régime, certains hommes de HTS, majoritairement sunnites, s’en sont déjà pris à la minorité alaouite.
«C’est pourquoi nous devons dialoguer entre nous, afin de redécouvrir qui nous sommes et de réaliser que nous avons bien plus en commun que nous le croyons. Cependant, le véritable défi, selon moi, est de trouver une manière de pardonner sans pour autant effacer les événements du passé : rester sincères tout en véhiculant un message d’amour et de fraternité. Ce message de paix et d’unité est précisément ce que les chrétiens de Syrie peuvent apporter.»